«Je ne pouvaisignorer
un tel paradigme»
Avec «Semences», l’écrivain
français Jean-Marc Ligny prolonge
une série d’ouvrages
d’anticipation climatique
lancée avec Aqua
TM. Il y décrit
un monde où l’humanité s’est
morcelée et affaiblie face aux
rigueurs terrifiantes du climat.
De quoi faire de cet écrivain un
digne représentant francophone
de la «cli-fi», étiquette
dont il dit s’accommoder.
A partir de quand avez-vous
travaillé sur le changement
climatique?
Jean-Marc Ligny:
Cette notion a
émergé dans ma
conscience (et par
suite, dans mon
travail) au tournant
du siècle,
quand elle a commencé à s’infiltrer
dans les médias et que je
me suis rendu compte de son
caractère inéluctable. J’ai alors
compris que le changement climatique
était inévitable, même
si l’on prenait des mesures
drastiques pour le réduire – ce
dont je doutais fortement.
Pourquoi l’avoir placé au
cœur de vos récents
ouvrages?
Ma démarche n’était pas d’expliquer
le changement climatique
en lui-même – il existe
là-dessus une documentation
très abondante et très explicite
– mais d’imaginer ses effets
sur la société et sur la
conscience humaine. Pour la
première fois dans l’histoire de
l’humanité, son avenir était
pour ainsi dire tracé: on allait
vers une dégradation importante
des conditions de vie sur
la planète, qui mènerait à terme
à une extinction massive des
espèces, y compris de l’humanité
– ou du moins, de notre
civilisation. En tant qu’auteur
de science-fiction, je ne pouvais
ignorer un tel paradigme.
«Semences» se passe en
2300. Sur quoi vous êtes-vous
basé pour rendre crédible
cette anticipation littéraire?
A une telle distance, on nage
dans l’incertitude. Le GIEC
(Groupe d’experts intergouvernemental
sur l’évolution du
climat), dans ses rapports officiels,
ne se hasarde pas à faire
des prévisions à si long terme.
Toutefois, peu après l’écriture
d’Exodes, j’ai eu la chance de
rencontrer Valérie MassonDelmotte,
membre du GIEC et
experte en paléoclimatologie.
Elle m’a donné quelques
conseils et orientations, d’après
ses connaissances des changements
climatiques du passé.
Puis elle m’a proposé d’organiser
un séminaire afin de discuter
du cas de Semences avec
d’autres spécialistes de la
faune, de la flore, des océans,
de l’atmosphère, etc. Nous
nous sommes retrouvés une
vingtaine d’éminents scientifiques
à élucubrer sur ce que
pourrait devenir la planète dans
trois siècles. L’essentiel du
contexte de Semences vient de
là. TR
> Jean-Marc Ligny, Semences,
Anticipation.Le réchauffement climatique dérègle notre
écosystème,mais inspire aussi un nouveau genre littéraire.
THIERRY RABOUD
«Mère-Nature s’est vengée. Elle les a brûlés
avec des flots de lave, les a empoisonnés avec
des nuages de soufre, les a rongés avec des
pluies d’acide. Elle a englouti dans l’océan
des cités entières, changé des régions fertiles
en déserts stériles.» Dans trois siècles, changement
climatique oblige, l’homme aura fort
à faire pour survivre sur une Terre devenue
inhospitalière. C’est du moins la prophétie
inquiétante de Jean-Marc Ligny, qui vient de
sortir l’excellent Semences, un étonnant roadmovie
survivaliste.
Le romancier français n’est pas le premier
à faire des dérèglements, supposés ou
avérés, de notre écosystème planétaire, un
puissant ressort dramatique. Jules Verne s’en
inspirait déjà, les séries télévisées et le cinéma
hollywoodien ne cessent d’empoigner
la thématique (lire page suivante). Des «écofictions»
qui, par leur puissance symbolique
et leur ambition visionnaire, semblent plus
que jamais répondre aux préoccupations de
notre temps, alors que la Conférence de Paris
sur le climat (COP21) s’ouvre lundi.
Inspirer une nouvelle tendance
En 2012, Christian Chelebourg dressait
déjà un inventaire critique de ces nombreuses
«mythologies de la fin du monde», au fil d’un
essai foisonnant. Et parmi les menaces plané-
taires – mutations génétiques ou guerres nucléaires
– dont ces fictions se nourrissent, le
chercheur n’omettait pas celle-ci, de plus en
plus prégnante: le réchauffement climatique.
Au point qu’un nouveau genre littéraire a
récemment vu le jour, la «cli-fi», abréviation de
«climate-fiction». Le néologisme est né sous la
plume de Dan Bloom, un reporter américain
aujourd’hui retraité. «J’ai utilisé ce terme la
première fois sur mon blog, pour décrire un
film d’anticipation sur le changement climatique.
Un mot qui fait écho à «sci-fi», pour
science-fiction. A partir de 2013, ce terme, relayé
par une radio américaine puis par diffé-
rents articles de presse, est devenu populaire»,
explique le septuagénaire, qui dit avoir voulu
«stimuler, inspirer, motiver une nouvelle tendance
chez les écrivains du monde entier».
Il semble y être parvenu car le genre climatique
fait florès, surtout en langue anglaise,
porté par des auteurs majeurs comme
Ian McEwan (avec Solar), Kim Stanley Robinson
(Sixty days and Counting) ou encore
Margaret Atwood (MaddAddam). La France
s’y met lentement avec quelques auteurs
comme Claude Ecken (La Saison de la colère)
ou Jean-Marc Ligny (lire ci-contre).
«Il y a encore des exemples d’auteurs allemands,
finlandais, norvégiens, islandais ou
espagnols», précise Adeline Johns-Putra,
professeur de littérature à l’Université de Surrey
et ancienne présidente de la section anglaise
de l’Association pour l’étude de la litté-
rature et de l’environnement. Une
association, née au cours des années 1990,
qui porte dans le monde entier le flambeau
académique de l’«écocritique», un courant
de critique littéraire sensible aux thématiques
environnementales.
«Les écrivains ont pris leur temps pour
évoquer le changement climatique», continue
la spécialiste. «Probablement car les éditeurs,
jusqu’à récemment, ne le considéraient
pas comme un thème d’importance. Même
un écrivain majeur comme Kim Stanley Robinson
a eu fort à faire pour convaincre son
éditeur de publier sa trilogie sur le changement
climatique.» Pour elle, quelque 100 à
150 auteurs actuels, toutes langues confondues,
pourraient être gratifiés de l’étiquette
«cli-fi», «un nombre appelé à progresser».
Ce n’est pas Dan Bloom qui dira le
contraire. Pour lui, pas de doute: le changement
climatique est «la menace existentielle
la plus importante à laquelle les espèces humaines
aient jamais été confrontées».
Transformer cette angoisse contemporaine
en fiction serait ainsi un moyen de mieux
l’appréhender. C’est aussi l’avis de Marc
Atallah, directeur de la Maison d’Ailleurs à
Yverdon, pour qui les extrapolations à partir
de la question climatique rendent ce futur
crédible aux yeux du lecteur, mais servent
surtout à concrétiser cette notion. «En montrant
la catastrophe climatique mais aussi
sa symbolique, cette littérature investit
émotionnellement une réalité assez abstraite.
Ces textes permettent de multiplier
les représentations alternatives à celles,
pauvres et uniformes, qui existent sur le
changement climatique», souligne-t-il.
De quoi favoriser une prise de
conscience globale? «Non, la littérature
d’anticipation n’a pas de vocation instructive,
elle suppose une prise de conscience
antérieure à la lecture», pour Marc Atallah.
Et Adeline Johns-Putra d’abonder: «Alors
que la propagande cherche à influencer les
esprits, la bonne littérature donne à penser.
Les écrivains peuvent surtout changer les
choses indirectement, en inspirant et provoquant
le débat.» Nul doute que les ouvrages
fraîchement étiquetés «cli-fi» continueront
longtemps à nourrir les discussions sur le
changement climatique. «La question est
dans tous les esprits, même de manière inconsciente,
conclut Dan Bloom. C’est dans
l’air!» Un air qui, inexorablement, se ré-
chauffe. Et ça, ce n’est malheureusement
pas de la fiction. I
> A découvrir: Reportages climatiques (Ed. d’Autre
part), qui rassemble les impressions de 12 auteurs
romands sur le festival climatique genevois Alternatiba.
> L
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